ithaqueSe pourrait-il que l’enseignement des sciences humaines que sont la pédagogie et la psychologie puisse échapper à la règle de l’apodictique social que nous venons d’énoncer et qu’il puisse s’ouvrir à une métaréflexion ? Attendre une réponse positive serait oublier un peu vite que le grand pas en avant qu’ont fait ces disciplines a été, très exactement, de s’émanciper de la philosophie et de son questionnement pour s’engager dans la production scientifique de réponses vérifiables à des questions que leur pose la société.

Depuis plus d’un siècle, nous les voyons adopter des airs qui rappellent parfois ceux de grands enfants rebelles. Fières de leurs nouvelles identités empruntées aux sciences de la nature et à la médecine dont elles répliquent vaille que vaille la méthode, elles n’ont que faire de la spéculation ou de l’introspection et elles s’entichent de la mesure.

L’empressement avec lequel la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation initie l’étudiant au calcul statistique permet de nous en rendre compte. La chose se fait à la hussarde avec un acharnement aveugle qui trahit que nous devons nous trouver face à un enjeu majeur. Y a-t-il donc urgence ? Faut-il faire preuve de scientificité mathématique, dès la première année et à tout prix ? Il semble bien que les dégâts collatéraux en termes d’étudiants déroutés par la matière soient acceptés tel un sacrifice nécessaire sur l’autel de la rigueur épistémologique. Celles et ceux que la courbe en cloche rebute n’avaient, somme toute, pas vraiment leur place à l’université. Ils n’ont pas réussi à maîtriser l’outil de la réponse. N’ont-ils pas compris pourquoi il fallait s’en emparer bien avant d’avoir posé la question ? Peu importe, tant qu’il demeure un pourcentage acceptable d’élus qui ont, pour leur part, assimilé une fois pour toutes que la question est sans importance, pourvu qu’ils soient armés pour y répondre. On a pu voir ces derniers entrer stoïquement des séries interminables de chiffres dans leurs petites calculettes pour obtenir, au bout d’une série d’opérations qu’ils ont répliqués sans vraiment les comprendre, des indices supposés soutenir un verdict probabiliste quant à la validité d’une affirmation, qu’ils ont enfin prononcé en restituant fidèlement un alignement rigoureux de termes procéduraux. Oui, ceux-là nous promettent de devenir de bons pédagogues ou psychologues. Ils ont déjà, au sens littéral comme au figuré, du répondant. Leur parcours sera désormais celui d’un triple refoulement de la question.

Le premier refoulement est, comme nous l’avons vu, institutionnel. Pour communiquer un savoir dans ses auditoires, la faculté doit disposer de réponses qui ne peuvent pas, hic et nunc, faire question.

Le deuxième refoulement est lié à la méthode scientifique mis en œuvre pour produire cette réponse. Cette méthode ne peut pas faire radicalement question et ne peut jamais être interrogée au-delà de quelque point de détail, car l’observable quantifiable est bien plus que le simple objet de la pédagogie ou de la psychologie. Il est indissociable de leur identité. Toute question à son sujet est une transgression de la frontière qui les sépare de la philosophie. Cette question doit être refoulée car elle risque de les éloigner des sciences de la nature dont elles apprécient tant la compagnie. Par un retournement de fortune malheureux, ce sont toutefois ces dernières qui finissent par prendre leurs distances, comme nous le verrons bientôt. Sans complexes, les sciences exactes renouent aujourd’hui avec le désir de connaître originel, se font une place dans sa grande maison et laissent les jeunes sœurs rebelles sur le pas de la porte.

Le troisième refoulement concerne la question de recherche qui a un statut bien particulier, en pédagogie et en psychologie. La plupart des scientifiques jouissent d’une grande liberté quand ils interrogent le vivant ou l’inerte. En règle générale, la question de recherche leur appartient pleinement et, pour peu que leurs dispositifs soient conformes à l’éthique, ce n’est qu’à l’heure de la réponse qu’interviendra une éventuelle sanction sociale de leur démarche. La réponse qu’ils produisent peut alors connaître plusieurs sorts. Elle peut être acceptée par la communauté scientifique et déboucher sur des applications concrètes dans la société civile. Elle peut être acceptée et intégrer un corps de connaissances sans trouver d’application, soit parce qu’elle est de nature purement théorique, soit parce que des considérations éthiques ou pratiques s’y opposent. Elle peut, enfin, être refoulée. Dans ce dernier cas de figure, ce que le chercheur théorise ou découvre est soit irrecevable pour la communauté scientifique, soit jugé incompréhensible, immoral ou éthiquement indésirable par tout ou partie de la société civile. Le scientifique ne sera cependant nullement jugé coupable d’avoir posé la mauvaise question au mauvais moment. Nous comprenons parfaitement qu’il cherche mais il nous arrive de préférer qu’il ne trouve rien ou qu’il trouve autre chose.

Il en va tout autrement dans le cas spécifique de la pédagogie et de la psychologie où le temps fort du contrôle social se situe en amont de la réponse et du dispositif de recherche. La parenté de ces sciences avec la philosophie, aussi conflictuelle qu’elle soit, fait que leurs questions sont et ne peuvent être que celles de la Cité car c’est à ces questions-là qu’elles ont promis de répondre avec une rigueur nouvelle. Le terrain qu’elles occupent aujourd’hui, n’a-t-il pas été balisé, dès la Grèce antique, par un philosophe ? En statuant que l’homme est un animal social, Aristote a exposé les deux termes nécessaires à nos connaissances en sciences humaines, désignant tant leur cadre que leur objet. Il a encore fallu plus de deux millénaires avant que les chercheurs ne s’en emparent mais ils ont, depuis, audacieusement adopté la logique, parfois même jusqu’à l’absurde.

Quand B.F. Skinner tire des enseignements pédagogiques, qu’il estime précieux car généralisables à l’homme, de l’observation méthodique des pigeons ou des rats, il nous fournit un exemple remarquable – certains diront une caricature – des termes d’Aristote. Il cherche alors effectivement et de manière très concrète à répondre à une question sociale par l’étude du comportement animal et se montre en cela scrupuleusement fidèle au cadre et à l’objet définis par le philosophe. Ce cadre est le lieu de la question, casu quo une interrogation sur l’apprentissage qui paraît se trouver à la base de toute socialisation. L’objet sur lequel porte la question est bel et bien l’homme, fût-il provisoirement incarné par un rongeur ou un volatile, car ce n’est de toute évidence pas ces derniers que le chercheur vise à mieux comprendre. L’ensemble de ses artefacts leur enlèverait d’ailleurs toute validité si ses expériences avaient la moindre ambition éthologique. Si son travail s’inscrit parfaitement dans le corps des connaissances de la pédagogie et de la psychologie, c’est parce que la question à laquelle il répond scientifiquement appartient, et cela depuis Aristote, à la Cité. Et si cette dernière faisait question ?

Rien ne nous interdit d’interroger le deuxième terme de la formule « animal social », sinon le fait qu’il est, depuis Auguste Comte, l’objet exclusif de la sociologie. Ne peut par conséquent être problématisé par le pédagogue ou le psychologue que ce qui pose déjà problème dans un cadre social qui doit, quant à lui, être tenu pour non questionnable. Couple, famille, école, entreprise ou société auront donc, pour les pédagogues ou psychologues, un statut d’écosystème invariant au sein duquel ils observent le comportement variable de l’animal humain. Ce n’est qu’en refoulant toute question sur ces cadres*Ceci explique probablement, comme me le signalait récemment le professeur Jean Vandewattyne, que le monde de l’entreprise accueille plus favorablement le psychologue du travail soucieux d’améliorer le fonctionnement de l’homme que le sociologue, dont le questionnement plus radical peut s’étendre au cadre. On peut encore, à ce propos, songer à l’impact sensiblement différent qu’ont eu sur l’histoire du vingtième siècle deux penseurs comme Karl Marx et Sigmund Freud., sur leur émergence, sur leurs mécanismes de régulation et sur la genèse des valeurs qui y ont cours, qu’il devient possible de s’approprier les questions qui se posent à l’intérieur de ces cadres.

Doit-on déduire de ce constat, comme on le fait parfois, que la psychologie et la pédagogie ne seraient que des « instruments » (certains ajouteront « de domination ») au service de la société industrielle avec laquelle ils sont nés ? Un tel propos appartient à une rhétorique marxiste qui introduit, de fait, une nouvelle part de non questionnable en faisant du cadre un lieu de conflit dont les acteurs et déterminants sont supposés connus. Il a le mérite de reformuler la question et d’inviter à la réflexion mais il a également l’inconvénient de proposer, dans la foulée, une réponse. Celle-ci peut même, prononcée par un auteur comme Georges Canguilhem, sonner comme un verdict sans appel, quand il dit retirer de bien des travaux de psychologie « l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle.»

On ne s’étonnera pas trop de voir une telle réponse refoulée par une communauté scientifique qui se voit rangée, d’un trait de plume, dans le camp des alliés objectifs (et vaguement niais, de surcroît !) de la bourgeoisie. Si c’est à cela qu’une métaréflexion doit aboutir, il est compréhensible qu’elle préfère s’en abstenir. Qui plus est, nous avons vu qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à la pensée paradoxale marxiste*Le déterminisme que le marxisme prône interdit sa genèse. pour expliquer le piège épistémologique qui se referme sur le pédagogue et le psychologue, les condamnant à répondre à des questions que d’autres leurs posent et dont ils n’ont pas à mettre en doute la pertinence.

Skinneriens, même quand ils s’en défendent*On ne peut que sourire en lisant une phrase comme «disposer autour de l'enfant un ensemble de contraintes et de ressources de telle manière qu'il puisse apprendre par lui-même.» Elle emprunte l’image à Rousseau, elle est de la main d’un pédagogue français réputé (taisons charitablement son nom) qui s’oppose radicalement au behaviorisme et elle nous décrit… oui, parfaitement… une boîte de Skinner! bec et ongles, ils ont une fois pour toutes choisi d’observer l’animal, pas la cage.

Gardons-nous d’associer un jugement à ce constat. Il est vrai que chaque question de recherche en pédagogie ou en psychologie est socialement et culturellement déterminée à un point tel qu’un historien avisé pourrait, tel un œnologue devant quelque grand cru, prendre plaisir à en deviner l’origine géographique et l’année en ayant pour seul indicé son énoncé. Cela n’en fait pas, pour autant, une mauvaise question, pas plus que cela n’invalide les réponses qu’on peut y trouver, pour peu qu’on se résigne au fait que toute interrogation sur son sens doit être refoulée.

Il peut arriver aux astrologues et aux physiciens, comme il arrive par ailleurs aux philosophes et aux sociologues, d’avoir des décennies d’avance sur la pensée de leur époque et de formuler des réponses révolutionnaires à des questions que leurs contemporains comprennent à peine. Pédagogues et psychologues ont, de leur côté, pour unique liberté (et souvent pour unique souci) d’affiner sans relâche les constructs qu’ils mettent en œuvre pour produire les connaissances que la société leur réclame implicitement ou explicitement.

Heureusement, ces constructs étant très nombreux et ne faisant que rarement l’unanimité, ils peuvent être interrogés à souhait et avec une ardeur sans cesse renouvelée. Cette dernière fera oublier le refoulement de toute autre question, qu’elle soit de nature philosophique ou sociologique.