ithaqueNous avons longuement parlé de leurs études et de leurs sciences mais très peu des femmes et des hommes, pédagogues ou psychologues, qui viennent à notre rencontre, soit pour nous aider, soit pour mieux nous connaître. Que savent-ils donc de nous qui leur permettrait de nous renseigner utilement ou qui peut justifier qu’ils scrutent scientifiquement nos conduites ?

Les psychologues, connaissent-ils nos amis, nos amours, nos emmerdes ? Ont-ils déjà vécu, en d’autres temps ou lieux, tout ce que nous vivons, que ce soit avec difficulté, dans la douleur ou au bord du désespoir ? Ont-ils connu toutes les étapes et ont-ils franchis tous les caps, à tel point que le parcours d’une vie humaine n’aurait désormais plus aucun secret pour eux ? Quant aux pédagogues, connaissent-ils de toutes les manières d’apprendre celle qui convient le mieux à telle personne, à tel âge et pour telle compétence? Auraient-ils donc élevé une kyrielle d’enfants qui tous ont réussi avec brio les plus hautes études ?

Aussi démesuré que cela paraisse, je crains que telle soit souvent notre attente implicite à leur égard. Nous savons pourtant qu’ils ont tout au plus pu vivre par procuration, dans leurs manuels, des situations similaires à la nôtre. Mais il nous est difficilement concevable que cette dernière puisse être totalement inédite, intimidante, complexe. Nos interlocuteurs diplômés ont disposé de cinq longues années pour faire le voyage qui les amène, aujourd’hui, à nous faire face. Ils doivent savoir. Ils doivent déjà nous connaître mieux que nous-mêmes. Là, tout de suite.

Interrogeons donc cette rencontre, la pédagogie comme la psychologie ayant résisté à notre questionnement. Elle se voudrait simplement celle d’une ignorance relative avec une connaissance pointue mais nous devinons déjà que quelque chose pourrait la distinguer d’une consultation chez un médecin, d’un entretien avec un avocat, du coup de fil à un plombier.

De tels professionnels n’ont pas à nous connaître. Il nous suffit qu’ils en sachent beaucoup plus que nous, qui sur le fonctionnement du corps humain, qui sur la loi, qui sur les mécanismes incroyablement subtils et complexes qui font qu’aucun chauffe-eau au monde ne fonctionnera jamais de manière prévisible durant plus de trois mois. Quand il nous arrive de faire appel à leurs services, ils nous rejoignent alors dans l’observation commune d’une même réalité. Nous ne la décrivons certainement pas de la même manière, notre vocabulaire étant plus limité et nos énoncés se bornant parfois à des évocations vagues de perceptions diffuses, mais les phénomènes auxquels nous nous référons ne font pas question. Nous les considérons de commun accord comme signalant un problème qui justifie l’intervention d’un spécialiste.

Si nos discours sont différents, leurs univers sont rigoureusement isomorphes. Telle douleur dans le bas du dos est révélatrice d’une arthrose au niveau de la troisième lombaire. Telle exigence d’un locataire est contraire à loi sur les baux commerciaux. Tel plic-ploc intermittent signale une accumulation de calcaire dans la valve d’admission d’eau du boiler. Dans chacun de ces cas, que nous soyons du côté des naïfs ou de celui des qualifiés, nous engageons le dialogue sur une réalité qui nous semblera, tout au long de notre parcours commun, parfaitement objective et extérieure à nous-mêmes. Elle existait avant la rencontre, à l’état symptomatique. Elle existe durant la rencontre, ne subissant alors qu’une traduction des termes qui la décrivent. Elle existera après la rencontre, nous permettant alors de juger des compétences de l’intervenant et même de nous approprier un peu de son vocabulaire spécialisé.

Une telle réalité peut faire question pour le philosophe. Elle pourrait même faire question pour notre médecin, notre avocat ou notre plombier, chacun ayant le droit de préférer les lectures savantes aux divertissements télévisés. Sa conviction philosophique intime quant à la nature de la réalité, si d’aventure notre fournisseur de services en avait une, n’a cependant pas la moindre chance de modifier la nature de nos rapports. Dans le cadre de notre relation doivent impérativement être tenus pour réel ce qui en est l’objet, pour signifiant ce que cet objet peut susciter comme perceptions et comme pertinentes, les connaissances approfondies que l’un de nous deux possède à son sujet. Si l’un de ces termes faisait défaut, notre relation deviendrait sinon impossible, du moins hautement improbable.

Quand, pour des douleurs lombaires, nous consultons un praticien dûment formé à la médecine occidentale, c’est pour qu’il s’intéresse à nos vertèbres ou à nos muscles et certainement pas au deuxième chakra de notre corps céleste. Notre avocat sait bien que tout contrat vaut ce que valent les hommes mais il s’appliquera néanmoins à vérifier scrupuleusement chaque clause de celui que nous soumettons à son avis. Quant au plombier… si jamais il avait l’audace de nous dire qu’il n’entend rien du tout, alors que le plic-ploc agaçant de notre boiler nous tient éveillés toute la nuit…

Fort heureusement, en bon artisan et commerçant avisé, le dernier choisira de tendre l’oreille. Aussi attentivement que méthodiquement, le médecin auscultera le bas de notre dos. L’avocat chaussera ses lunettes pour qu’aucun petit caractère de notre document ne lui échappe. Nos perceptions s’accorderont. Immanquablement et nécessairement. L’apodictique social est, dans notre cadre, aussi incontournable que souhaitable pour tous les partenaires. De toute évidence, si la réalité pouvait faire question, nous ne l’interrogerions pas et nous n’accepterions pas qu’on l’interroge. Pas ici. Pas maintenant.

Pourquoi en irait-il autrement dans notre rencontre avec un pédagogue ou avec un psychologue ? Pour tenter de répondre, demandons-nous ce qui en est l’objet. Ce n’est pas une partie de notre corps, même s’il arrive que celui-ci porte les marques de notre désarroi. Si c’est le carnet de notes décevant d’un enfant qui nous amène, ce n’est toutefois pas ce carnet qu’il faut prendre en charge. Enfin, rien de ce que notre conjoint colérique a détruit ou jeté par la fenêtre ne sera ni réparé ni remplacé au cours d’une consultation de thérapie de couple. Mais alors, quel est l’objet de la rencontre ? Comment le désigner d’un commun accord et de manière univoque pour qu’on puisse se pencher sur lui ? Peut-on vraiment reformuler certaines de ses propriétés qui paraissent causer souffrance pour les arracher au vécu personnel et intime et les rendre communément observables ? Enfin, peut-on réellement modifier ces propriétés grâce à l’application judicieuse de connaissances ?

Voilà bien des questions auxquelles nous ne connaissons probablement pas la réponse, à l’heure où nous cherchons conseil. Ce sont d’ailleurs le plus souvent celles que nous adresserons, lors de notre première rencontre, à l’intervenant que nous consultons. A cet instant précis, la réalité, notre réalité, celle de la rencontre, reste à créer. Nous n’en connaissons même pas l’objet ! C’est nous, sans doute. Ou l’autre, peut-être. Ou tous les autres, allez savoir. C’est l’enfant ou son institutrice ou sa famille ou sa classe ou la méthode d’enseignement ou l’école ou son directeur. C’est une surcharge de travail ou la sensation d’être inutile. C’est la certitude de mal s’y prendre ou le doute sur la bonne foi d’autrui. Le plus souvent, c’est d’ailleurs un peu de tout cela à la fois. Par où commencer ? Et surtout, par qui ? Nous espérons secrètement que l’intervenant saura, même si nous avons déjà notre petite idée. Il lui appartiendra donc de désigner l’objet, le symptôme et le remède.

Ce qui peut nous rassurer, c’est que le pédagogue ou le psychologue ont plus que probablement appris à faire exactement cela et qu’il nous amèneront, par leurs questions et suggestions, à voir ce qu’ils voient, à nous inquiéter de ce qui les inquiète et à adopter les solutions qu’ils nous proposent.

Ce qui est un peu moins rassurant, c’est que l’origine de cette réalité, qui se mettra à exister dans nos échanges, est tout de même bien mystérieuse. Le médecin nous indique sur des radiographies de notre colonne l’endroit exact où l’arthrose fait son œuvre délétère. L’avocat a le code à portée de la main et nous lit à voix haute l’alinéa auquel il se réfère. Le plombier pointe d’un doigt accusateur la valve gorgée de calcaire et nous devinons à sa moue que nous aurions dû l’appeler plus tôt. Mais qui peut nous montrer un Surmoi ? Une dyslexie de surface ? Un trouble oppositionnel avec provocation ? Un déficit des fonctions exécutives ? Quelle est la réalité tangible de tous ces mots qui semblent traduire d’une manière sélective certains des phénomènes que nous observons, sans pour autant réussir à les matérialiser vraiment ? Notre intervenant n’a-t-il jamais le moindre doute à ce sujet ?

Muni de connaissances que nous savons peu perméables au questionnement philosophique, acquises dans un environnement qui privilégie les réponses, il dispose en apparence du pouvoir insensé de faire exister ce qu’il nomme sous la forme qui bon lui semble. Une telle première lecture rapide fait cependant trop peu de cas de la grande liberté qui est aussi la nôtre. A chaque instant nous sélectionnons également, consciemment ou non, la part de notre réalité personnelle que nous rendons accessible au discours commun. Enfin, nous savons qu’à l’origine des connaissances scientifiques qui seront mises en œuvre se trouvait une question émergeant dans une réalité sociale dont nous faisions déjà, fût-ce implicitement, partie.

Nous venons en effet, pour les besoins de notre interrogation, de nous « mettre en scène » dans une relation d’aide qui avait le mérite de se prêter à quelques comparaisons relativement intuitives avec d’autres situations de la vie courante. Nous savons cependant que la recherche en pédagogie et en psychologie fait appel aux mêmes acteurs que la rencontre clinique et ce dans un rapport similaire dont nous avons déjà examiné le cadre. On y décèle un même processus de désignation de l’objet, des propriétés de cet objet et des moyens d’agir sur ces propriétés, dans un dialogue qui, lui aussi, construit une réalité qui paraît relever du discours bien plus que du matériellement observable.

Dans notre rencontre avec le pédagogue ou le psychologue, qu’il soit intervenant ou chercheur, la réalité fait question comme propriété émergeante, implicitement ou explicitement négociée dans un dialogue toujours incertain, forcément partial, irréversiblement évolutif. Elle est celle d’un monde en devenir sur lequel Ilya Prigogine nous renseigne mieux que toutes les théories des sciences humaines quand le chimiste déclare : « La thèse selon laquelle la flèche du temps est seulement phénoménologique est absurde. Ce n'est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants*Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996, p. 179.»

La réalité de notre rencontre est indécidable car une multitude de modèles théoriques permettent de la décrire en révélant ou en occultant certaines de ses propriétés, elles-mêmes déjà révélées ou occultées dans le discours que tiennent les uns et les autres.

Elle est complexe car tout ce qui s’y observe est, tout comme l’observation elle-même, indissociable d’une infinité d’autres interactions toutes susceptibles d’avoir été sensibles à des conditions initiales inobservables ou d’avoir été, elles-mêmes, les conditions initiales inobservables de l’observable actuel.

Le moindre mot, l’esquisse d’un geste, la transformeront à tout jamais.

Enfin, les lois qui la régissent semblent éphémères et nous paraissent s’écrire dans les temps sociétal, culturel, interpersonnel et individuel.

Un tel univers est étonnamment semblable à celui dont nous avons vu qu’il invite les sciences de la nature à un questionnement philosophique radical. Celui-là même que la pédagogie et la psychologie évitent. Mais là, tout de suite, pour les partenaires engagés dans la rencontre, s’en détourner n’est plus une option.

La réalité fait question.

Nous ne pouvons plus nous satisfaire de l’observer dans le miroir.

Elle nous fait face.