ithaqueComment mettre à profit cette métaphore du voyage que vient de nous offrir, à travers les siècles, Joachim Du Bellay ? Pour qu’elle nous soit vraiment utile, encore faudrait-il que nous puissions dessiner un parcours qui aurait sens à partir des quelques traces de pas qui ont retenu jusqu’ici toute notre attention.

Donner sens, c’est inscrire dans le temps. Cela procède inévitablement d’un choix ou, plus encore, d’une volonté, celle d’exercer pleinement notre libre-arbitre et de nous approprier une histoire pour en devenir les auteurs. Un tel exercice est cependant bien plus périlleux en sciences qu’en poésie !

Le positivisme*Nous avons déjà signalé, à ce propos, le rejet de tout « historicisme » en sociologie par un philosophe des sciences comme Karl Popper qui estimait que seul le « situationnisme » permettait d’aborder objectivement un observable actuel. se méfie de l’histoire, dont la lecture relève toujours d’une part de subjectivité qu’il convient d’écarter au profit d’hypothèses vérifiables hic et nunc. En sciences humaines, cette méfiance est doublée d’un certain inconfort. Les sciences de la nature ont en effet la capacité de transformer sans cesse leurs paradigmes, chaque nouvelle vision intégrant alors les observations et modèles explicatifs précédents dans une théorie plus générale.*Cette transformation ne fait pas toujours l’unanimité quand elle se produit mais, à terme, elle réussit le plus souvent à délimiter des champs de validité pour des modèles qui s’imbriquent sans s’opposer. On peut imaginer Isaac Newton et Albert Einstein se saluant respectueusement dans l’au-delà. Sigmund Freud et Carl-Gustav Jung passent probablement leurs éternités à se quereller. La pédagogie et la psychologie, par contre, conçoivent leurs propres histoires comme un récit décousu d’errements plus ou moins heureux.

Dans le moins favorable des cas, ce qu’ont pu imaginer les chercheurs en d’autres temps et lieux est sujet à la moquerie et est rapporté aux futurs pédagogues et psychologues dans le seul but de les préserver d’erreurs aussi grossières. Ils sont invités à exercer cet esprit critique qui est soudain descendu sur la faculté (on ne sait trop ni quand ni par quel miracle) et dont l’humanité était encore déplorablement dépourvue, il y a peu (on ne sait trop pourquoi).

Dans le plus favorable des cas, un chercheur pédagogue ou psychologue se met en devoir de rassembler une série de visions qu’il estime conciliables pour construire un modèle œcuménique multi-référentiel. En l’absence de la pierre philosophale, l’amalgame que produit cette alchimie ne sera pas l’or convoité d’un nouveau paradigme, mais il aura le grand mérite de donner une opérationnalité commune à des théories que certains se complaisent à opposer.

Dans tous les autres cas, les modèles et les méthodes sont juxtaposés sur le pont du grand navire des sciences humaines comme autant d’objets disparates, glanés au gré des escales, tous plus ou moins dignes d’intérêt, sans qu’une finalité partagée ne semble les réunir. Un peu comme dans l’intérieur d’une famille nouvellement recomposée, tout ce qu’on voit là parle encore du passé récent des uns et des autres, bien plus que d’un avenir commun.

Notons au passage que, dans ce domaine précis, la sociologie ne fait pas réellement exception. Un auteur comme Albert Hirschman nous déclare sans détour, à propos de « la nature générale que les sciences sociales prétendent propres à leurs propositions » que « cette sorte de prétention s’est assez souvent révélée excessive*Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Fayard, 1983, p. 9. pour qu’il puisse proposer librement sans avoir à convaincre.

Cet état de fait ne nous a toutefois pas interdit de remonter aux origines de l’approche statistique probabiliste que la pédagogie et la psychologie ont fini par mettre en œuvre pour construire le corpus de leurs connaissances scientifiques. C’est elle qui a permis à l’humanisme de compléter le postulat de Démocrite selon lequel « L’homme est la mesure de toutes choses…» en y ajoutant désormais : « …en ce compris de lui-même ». Vue sous cet angle, l’histoire des sciences humaines s’inscrit dans un grand mouvement d’émancipation qui se mit à désenchanter le monde et qui devait, immanquablement, finir par désacraliser l’homme.

Parfois, des voix s’élèvent pour dire que ce voyage a assez duré, que nous cherchons trop loin ce qui se trouve en nous et que nous formulons toujours plus de réponses à des questions qui devraient plutôt, elles-mêmes, faire question. Quand, dans le sillage de la psychiatrie, la pédagogie et la psychologie démultiplient à l’infini les étiquettes et remèdes pour des comportements déviants, contribuent-elles réellement à l’épanouissement de chacun ou se bornent-elles à garantir la tranquillité du plus grand nombre ? Que signifiera encore ce plus grand nombre quand un arsenal psychométrique mis au service d’un dépistage précoce trouvera à chacun de nous quelque trait comportemental à plusieurs écarts type de la moyenne et ce dès notre plus tendre enfance ?

D’autres s’indignent que nous puissions douter un seul instant des bienfaits du progrès scientifique qui assure aujourd’hui la « prise en charge » de bien des souffrances qui étaient trop longtemps méconnues ou taboues. Ils voient pointer à l’horizon l’ombre de l’irrationnel qui nous plongera dans la nuit noire d’un nouveau sectarisme. Si c’est cela qui nous attend à notre retour, mieux vaut traîner en chemin, estiment-ils. Paradoxalement, il se pourrait qu’une telle attitude rende plus probable l’issue tant redoutée. Plus le regard positiviste nous morcelle, plus nous chercherons dans la rhétorique du populisme ou dans le dogmatique des religions un discours qui pourrait nous réunir. La première met « hors discours*La promesse d’un politicien français, à propos des banlieues, de « nettoyer tout ça au Karcher » s’inscrit dans cette logique.» tout ce qui pourrait nous gêner. Le second met « hors question*Le « Yes we can » évangélique qu’un candidat à la présidence des Etats-Unis fit scander à des foules ferventes est de cet ordre.» tout ce dont nous pouvons douter. Ni l’un ni l’autre ne nous ont jamais durablement enrichis.

Dans l’intervalle, la pédagogie et la psychologie sont du voyage, pour le meilleur et pour le pire. En supposant que notre destination soit un havre où l’homme pourra vivre en paix avec ses mythes et ses réalités, elle paraît bien lointaine encore. Cela laisse-t-il aux sciences humaines le temps de mettre un peu d’ordre dans leurs bagages et, qui sait, de se doter d’un véritable paradigme qui donnerait sens à leur quête ? Dépasseront-elles un jour le discours de la boussole pour nous parler du cap ? Une finalité autre que la maîtrise de la méthode pourrait certainement rassurer quelque peu les femmes et les hommes qu’elles invitent à leur bord pour ce voyage individuel que sont les études supérieures.

Si tant l’issue que les conquêtes du grand périple des sciences humaines nous semblent encore incertaines, le parcours académique des futurs pédagogues et psychologues est une histoire plus brève qui s’inscrit dans le temps d’une vie. Le sonnet de Joachim Du Bellay nous suggère deux façons de l’aborder. La plus intuitive, celle dont nous avons vu qu’elle prévaut dans le cadre facultaire, fait du diplôme un trésor de guerre semblable à cette toison que conquit Jason. Ce n’est pas la première image que le poète nous propose, lui qui semble privilégier le destin d’Ulysse, mais elle a le mérite de nous guider plus rapidement vers une question concrète.

Le pédagogue et le psychologue, nous reviendront-ils plein d’usage et de raison et leur certificat de maîtrise en attestera-t-il vraiment ?

Pour peu qu’ils aient saisi chaque occasion de s’interroger, au-delà des contenus formels qui leur sont présentés, sur le discours de la pédagogie et de la psychologie, sur ce qu’il écarte du débat et sur les réponses qu’il suppose « hors question »…

A condition que de telles occasions leur soient effectivement offertes, ce qui suppose que la faculté ait encouragé un libre examen au-delà de la liberté surveillée d’examiner de la manière prescrite les objets désignés par avance comme étant dignes d’examen…

Pour peu qu’ils aient fait leur une philosophie du questionnement qui dépasse le simple commentaire érudit de la pensée d’autrui et que cette philosophie les amène à interroger aussi les fondements des sciences humaines…

A condition qu’une telle philosophie soit communiquée d’une manière soutenue, qu’elle déborde du cadre d’un seul cours et qu’elle ne soit pas considérée comme une parenthèse frivole au sein d’un discours rigoureux…

Alors, la réponse ne peut-être que oui. Leur travail et les opportunités dont ils ont bénéficié auront permis aux futurs pédagogues et psychologues de s’approprier un savoir qui transcende le réductionnisme de leurs sciences.

Le trésor semble digne d’être conquis, mais qu’en est-il du voyage, cette Odyssée qu’évoque le premier vers ? Nous savons que le parcours académique est parsemé d’obstacles censés éprouver l’intelligence, la mémoire, l’endurance. Il faudra les surmonter tout en résistant au chant des sirènes de la docilité, du conformisme et de l’opportunisme. Il y a là de quoi développer bien des facultés qui, au-delà des connaissances, peuvent donner sens aux étapes. Mais quel est le sens du voyage ?

« Vivre entre ses parents le reste de son âge ! » nous a répondu sans hésitation aucune Joachim Du Bellay. Voilà qui n’est pas réellement prévu au programme des études universitaires en sciences humaines, nous le savons déjà. Elles mènent à la distance, pas à la rencontre.

Le regard que porteront sur nous les pédagogues et psychologues sera donc celui de leurs sciences et c’est en premier lieu ce que nous attendons d’eux. Nous pouvons espérer que ce regard soit informé par la philosophie et qu’il s’enrichira de l’expérience, mais nous savons déjà que nous partagerons des réalités complexes dont nous serons, ensemble, les acteurs et les auteurs. En conclure que ces réalités ne devront rien à un environnement académique qui ne peut pas les prendre en compte dans son discours semble cependant un peu hâtif.

D’une manière implicite, les enseignants façonnent durant cinq ans le regard que leurs étudiants poseront sur autrui et installent déjà un rapport au monde qui pourrait être tout aussi déterminant que les contenus explicitement présentés. S’ils sortent d’une cage dans laquelle ils ont été observés sans relâche pendant qu’ils actionnaient les leviers qui donnaient accès aux récompenses, les pédagogues et psychologues ont de bonnes chances de voir en nous des rats ou des pigeons. A l’opposé, ils verront en nous des femmes et des hommes dignes d’un respect inconditionnel dans toute la mesure où ils ont été, eux-mêmes, considérés comme tels.

Loin de toutes les théories rousseauistes, il existe un moyen simple de promouvoir l’estime de soi qui mène à celle d’autrui. Il est à ce point efficace que nous ne pouvons qu’être surpris qu’il ne soit pas, à son tour, « enseigné » et qu’il ne fasse partie d’aucune grande théorie de l’éducation. Communiquer clairement des contenus bien structurés en ayant sans cesse le souci de captiver l’audience est probablement le moyen le plus sûr dont l’enseignant dispose pour délivrer, au-delà des savoirs explicites, trois messages implicites puissants :

  • Son respect de l’institution, dans laquelle il tient à assumer dignement son rôle.
  • Son intérêt pour les connaissances qu’il tient à présenter clairement pour y donner accès.
  • Son estime pour les étudiants dont il veut mériter l’attention.

Sans recours à des stratégies sophistiquées, de tels messages implicites répondent par l’exemple aux trois premières grandes catégories des besoins*Jean-Pierre Pourtois & Huguette Desmet, L’éducation postmoderne, P.U.F., 2002, p. 68. pédagogiques identifiés par Jean-Pierre Pourtois:

  • Les besoins sociaux.
  • Les besoins cognitifs.
  • Les besoins affectifs.

Nous avons pu constater, au tout début de notre brève excursion dans la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, que le silence règne dans l’auditoire, quand ces besoins sont pris en compte. Pour l’enseignement des sciences humaines, la question dépasse toutefois ce cadre. Elle est aussi sinon surtout celle du respect que les futurs intervenants ou chercheurs nous témoigneront, à leur tour. Posons une dernière fois la question de savoir s’ils nous reviendront plein d’usage et de raison ?

Oui, pour peu qu’ils soient empreints des valeurs d’un humanisme qui n’est pas que science.

Oui, à condition qu’ils aient fait l’expérience de ces valeurs dans une institution qui inscrit la dignité humaine dans sa pratique.

Même alors, durant cinq longues années, l’air académique leur semblera marin et n’aura pas souvent une douceur angevine.

La conquête semblera, par moments, improbable. Et Ithaque, encore très loin.

Sauf…