famille_introDans Redefining Parental Idendity : Caregiving and Schizophrenia, Milliken et Northcott (2003) proposent de formuler une Grounded Theory* (GT) du processus de transformation de l’identité des parents, qui intervient quand apparaît que l’un de leurs enfants souffre de schizophrénie.

Une GT* cherche, suite à une recherche sur le terrain menée sans référentiel explicite, à décrire un phénomène social d’une manière innovante (Guillemette, 2006). Dans le cas présent, une GT est formulée à partir d’une analyse de 53 heures d’entretiens enregistrés et transcrits verbatim avec 29 parents composant un total de 19 familles ayant eu à confronter la schizophrénie de 20 enfants (dont 2 étaient décédés au moment de l’étude). La théorie a pour but de mieux expliciter les besoins des familles et d’informer les chercheurs dans le domaine de la santé mentale sur les sentiments de deuil, sur la charge que représentent les soins et sur les autres facteurs influençant la qualité de vie du patient et de ses proches.

Le processus que les auteurs théorisent comprend quatre identités parentales et trois phases transitionnelles au cours desquelles ces identités sont transformées.

L’identité initiale, avant que n’interviennent les premier symptômes d’une maladie mentale (ou, plus exactement, la véritable conscience d’un tableau clinique) est celle du parent d’un adolescent ou d’un jeune adulte. Même si durant cette période de la vie, les relations familiales ne sont pas toujours très harmonieuses, même s’il arrive que l’adolescence s’accompagne de quelques contreperformances scolaires ou de conduites plus conflictuelles, les parents ne s’en inquiètent pas forcément et attendent, avec plus ou moins de philosophie, un dénouement heureux. Au bout du compte, estiment-ils, ils vont retrouver leur liberté.

Une première phase de transition, que les auteurs appellent la marginalisation des parents, débute quand la personnalité de l’enfant, son comportement et ses relations aux autres se mettent à évoluer de manière alarmante. Lentement, après un certain nombre de fugues et de conduites dangereuses, émerge la conscience qu’une aide spécialisée s’impose mais les parents ne se doutent pas encore du fait que celle-ci va également s’interposer. Une fois que l’adolescent ou le jeune adulte est hospitalisé, les professionnels de la santé mentale le prennent en charge et se soucient à peine d’informer ses parents.

Cette phase aboutit à une nouvelle identité, douloureusement vécue, de parent privé de droits. Alors que c’est vers eux que les institutions renvoient le jeune patient à la fin de son hospitalisation, ses parents découvrent qu’ils n’ont, de fait, aucune ou très peu d’autorité légale (surtout quand leur enfant est majeur) et qu’ils ne reçoivent aucun soutien du monde médical, au-delà d’une éventuelle recommandation formelle de surveiller la prise des médicaments. Contraints à une vigilance de tous les instants face au risque d’une rechute ou de quelque initiative dangereuse, ils se retrouvent seuls face à cette tâche, seuls face à d’éventuelles violences, seuls face aux coûts importants occasionnés par les escapades du jeune ou par le simple fait que, mentalement fragile, il est une victime de choix pour des voleurs, des cambrioleurs ou des personnes qui abusent de sa confiance.

Quand, alarmés par une conduite qu’ils reconnaissent comme pathologique (étant déjà passés par là) ils cherchent à nouveau conseil, il n’est pas rare qu’un médecin mette en doute leur avis. Privés de droit dans les soins, ils le sont tout autant dans le deuil devant cet enfant devenu soudain un étranger appartenant désormais à une catégorie de personnes dont les médias se complaisent à mettre en lumière la dangerosité à l’occasion de quelque fait divers.

Désespérés, ils cherchent à s’informer, reçoivent alors souvent des informations trop techniques et parfois des avis contradictoires mais rarement les vrais conseils pratiques qui les aideraient à mieux vivre.

C’est quand commence la quête de tels conseils et quand les parents trouvent finalement une véritable assistance dans un groupe de soutien que commence une nouvelle phase de transition, que les auteurs appellent une entrée dans la collectivité. D’une préoccupation pour leur enfant et pour leur vie, ils passent alors graduellement à une démarche plus communautaire en association avec tous ceux qui, parents ou malades, sont confrontés aux mêmes difficultés.

Une nouvelle identité de parent ayant des droits leur permet alors de renouer le dialogue avec les institutions de soin ou de soutien sur de nouvelles bases et avec de nouvelles attentes. Les parents s’affirment comme partenaires et s’engagent activement pour un nombre de causes liées à la schizophrénie, allant du combat contre la stigmatisation des malades à celui pour la recherche médicale en passant par la revendication de meilleures structures d’accueil. Même s’ils se heurtent le plus souvent à des bureaucraties indifférentes, leurs sentiments trouvent dans leur action communautaire un moyen légitime de s’exprimer. Leur deuil ne les mène plus au désespoir.

Les années passant, viendra enfin l’heure d’un bilan de vie qui prendra en compte une nouvelle réalité, toujours différente de celle que les parents espéraient mais qui ne leur réserve plus de grandes déceptions et qui n’exclut plus qu’ils pensent un peu à eux-mêmes.

A l’issue de ce dernier moment-charnière, les parents tendent (ou retendent à certains intervalles) vers un idéaltype de parent émancipé. Il leur est alors permis d’espérer une relation avec leur enfant qui n’implique plus qu’il le contrôlent ou qu’ils décident pour lui. Cet idéaltype est sans doute une fiction, même pour des familles en bonne santé. Les auteurs constatent que la schizophrénie produit, dans leur échantillon, des identités parentales plutôt hybrides et surtout plus proches de celle du parent ayant des droits.

C’est la reconnaissance des besoins et des droits des parents dans le dialogue avec les institutions qui paraît être l’élément déterminant dans tout ce processus d’évolution de leur identité. Trop souvent, la famille est peu informée et n’est pas associée aux soins par le monde médical alors que c’est sur elle que reposera l’essentiel de la charge du soutien à la personne malade et cela parfois durant plusieurs décennies.

Les auteurs souhaitent que leur théorie permettra de mieux mesurer l’impuissance actuelle des parents face à un système de soins bureaucratique et surtout que ce dernier évoluera pour aller vers eux et pour leur offrir une gestion de la maladie mentale plus soucieuse du contexte familial.

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* La littérature francophone n’a pas encore proposé une traduction de ce concept qui ferait unanimité.

Sources

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